À retenir

Voici les principaux points à retenir pour les lecteurs qui n’ont que quelques minutes.

Présentation : la période d’aversion pour le risque. Les effondrements cycliques sont intégrés à la structure typique des fonds de capital-risque qui ont un cycle de vie de 10 ans, car ils sont plus susceptibles de survenir que non au cours de cette période. Plutôt que de comporter des hausses et des baisses uniformément réparties, ce caractère cyclique prend la forme d’une hausse progressive (appelée période d’appétit pour le risque, où les investisseurs allouent leur capital librement), suivie par un effondrement brusque et abrupt (appelé période d’aversion pour le risque, où les investisseurs s’abstiennent de déployer des fonds en raison de l’incertitude des marchés). La conclusion de notre marché haussier imprévisible a été le moment catalyseur qui a tiré notre écosystème de capital-risque d’une période d’investissement de dix ans marquée par l’appétit pour le risque et l’a plongé dans le marché de 2022, marqué par l’aversion pour le risque.

  1. La puissance des taux. Au cours des 18 derniers mois, l’évaluation finale des sociétés de logiciels lors de leur liquidation a chuté d’environ 70 %. Comme les actifs technologiques et les actifs de croissance sont très sensibles aux hausses de taux, particulièrement les sociétés qui utilisent des liquidités et dont la rentabilité est prévue dans de nombreuses années, une augmentation des taux de 1 % peut entraîner une baisse des évaluations de 15 à 20 %. Comme le taux directeur de la banque centrale a déjà augmenté de 350 points de base et qu’il devrait dépasser 4,00 % lors de l’annonce finale du taux de la Banque du Canada, le 7 décembre 2022, il est possible que la détérioration des évaluations de notre écosystème ne soit pas terminée.
  2. La distorsion des notations croisées. Pendant la durée du marché haussier imprévisible, certains investisseurs avertis en fonds de couverture ont introduit leurs réserves de capitaux dans notre écosystème de capital-risque afin d’arbitrer l’écart des évaluations entre les sociétés ouvertes et privées en phase de capital-risque tardif. Le rythme et l’ampleur du déploiement de capitaux qu’ont maintenu ces investisseurs ont fait de notre écosystème privé un écosystème de stratégie indicielle, où le contrôle diligent et les bases de l’économie étaient éclipsés par la rapidité et les évaluations. Ceux qui ont profité de ce tourisme des capitaux ont maintenant une pente abrupte à remonter.
  3. Les fonds à grande capitalisation produisent de grandes marges bénéficiaires. Compte tenu de la vigueur des marchés public et privé au cours des deux dernières années, les associés commanditaires et commandités ont établi un nombre record de fonds à grande capitalisation (c.-à-d. dépassant 250 M$). Cela a augmenté la vitesse avec laquelle les associés commandités déployaient le capital dans les sociétés. Comme les fonds à grande capitalisation exigent des évaluations et des marges bénéficiaires théoriques plus élevées pour justifier la quête de financement subséquente des associés commanditaires(c.-à-d. un ratio de la valeur totale au capital versé plus élevé), certaines sociétés de notre écosystème ont été largement surévaluées, ce qui a donné naissance à une culture de chasse à l’évaluations au sein de notre marché haussier imprévisible.
  4. Le début du nettoyage des évaluations. Contrairement aux marchés publics où les évaluations évoluent dans les deux sens, les incitatifs structurels de l’ensemble de l’écosystème du capital-risque privé ont fait naître des attentes à l’égard d’une hausse continue des évaluations (c.-à-d. que plus le tour de financement est avancé, plus l’évaluation est importante). Ce phénomène a fait naître une perception négative à l’égard des tours de financement à la baisse. Si l’on se penche sur les 18 prochains mois, lorsque les sociétés qui ont atteint des sommets en 2021 se lanceront de nouveau sur le marché, les obstacles structurels qui incitent notre écosystème à ne pas accepter de tours de financement à la baisse justifiés par les bases de l’économie et le rendement des sociétés seront inévitablement mis à l’épreuve.

Introduction

Il existe un phénomène fascinant qui fait en sorte que les effondrements cycliques sont intégrés à la structure de l’écosystème du capital-risque, c’est-à-dire qu’un fonds dont le cycle de vie est de 10 ans est plus susceptible de subir un ralentissement au cours de cette période que le contraire. Comme nous l’avons vu en 2022, lorsque cela se produit, cela perturbe complètement l’allocation du capital, les méthodes d’évaluation et la tarification du marché. Cette nature cyclique n’est pas composée de hausses et des baisses réparties de façon uniforme. Elle comporte plutôt une hausse progressive sur une longue période, suivie d’un déclin brusque et abrupt. La hausse graduelle au cours de laquelle les investisseurs connaissent des vents macroéconomiques favorables, investissent librement le capital engagé par les associés commanditaires et prennent de plus en plus de risques est connue sous le nom de période d’appétit pour le risque. La période d’aversion pour le risque est un choc brusque pour le marché, qui se produit au cours des récessions économiques, alors que les investisseurs repartent tout droit dans la direction opposée et constatent, au départ, une importante destruction de valeur au sein de leurs portefeuilles du secteur public.

Pour notre écosystème de capital-risque, la période d’appétit pour le risque a eu lieu entre 2009 et 2022, lorsque les taux demeuraient presque nuls, que l’inflation était prévisible et que les titres de cette catégorie attiraient des investissements institutionnels plus importants (de la part de caisses de retraite, de fonds souverains, de fonds de dotation, etc.). La période d’aversion pour le risque a été déclenchée au début de 2022, sous l’influence du contexte macroéconomique actuel. Comme l’imprévisible marché haussier des deux dernières années a constitué le dernier chapitre du pic de notre période d’appétit pour le risque, c’est aussi à ce moment que les sociétés de capital-risque ont pris le plus de risques :

  • les tours de financement au démarrage atteignaient entre 10 M$ et 20 M$ plutôt que les 1 M$ à 2 M$ habituels ;
  • les tours de financement de série A étaient effectués avant l’obtention de revenus et l’adaptation du produit au marché ;
  • les évaluations de sociétés de logiciels ouvertes et privées atteignaient respectivement plus de 200x et 50x leur revenu annualisé
  • certaines sociétés naissantes ayant peu d’expérience et de grandes aspirations recevaient du capital (comme les sociétés d’infrastructure Web3, de jetons non fongibles et de monnaies de rechange) ;
  • en matière de placements, les priorités pour conclure des opérations sont passées du contrôle diligent et des bases de l’économie à la rapidité et à l’évaluation.

Maintenant, compte tenu des trimestres consécutifs où l’on a observé une baisse de la croissance, voire une croissance négative du PIB au Canada et aux États-Unis, les sociétés qui ont profité de ce cycle du marché en obtenant des évaluations impressionnantes au cours des deux dernières années se trouvent dans une situation difficile. Ce sont elles qui, du haut de leur pic d’évaluations, ont été les plus durement touchées. Elles ont été forcées de réduire brusquement leurs dépenses et ont maintenant une pente abrupte à remonter pour grimper dans ce qui semble être une période difficile pour les évaluations. De plus, la période séparant 2009 et 2022 a été la plus longue jamais enregistrée entre deux ralentissements majeurs[1], ce qui signifie que le pic de cette période d’appétit pour le risque a été le moment de toute l’histoire économique où les investisseurs ont pris le plus de risques.

Lorsqu’on réfléchit aux principaux facteurs macroéconomiques et aux principaux facteurs relatifs au marché qui nous ont fait passer abruptement d’une période d’appétit pour le risque de dix ans à une période d’aversion pour le risque en ce qui concerne les évaluations des sociétés des secteurs technologiques publics et privés, voici ceux qui émergent :

  • l’augmentation des taux d’intérêt a nui aux multiples d’évaluation d’entrée et de sortie ;
  • les investisseurs recherchant des titres assortis d’une notation croisée ont faussé l’intégrité des évaluations et liquidé leurs titres brusquement ;
  • les fonds à grande capitalisation se sont multipliés et se sont tous mis à la chasse aux grandes marges bénéficiaires ;
  • il y avait un facteur dissuasif structurel global à l’égard de l’ensemble des tours de financement à la baisse des sociétés du secteur privé.

Facteurs macroéconomiques ayant une incidence sur l’évaluation

Taux d’intérêt, inflation et perspectives

En février 2021, la valeur médiane des sociétés de logiciels du secteur public sur les douze prochains mois et leur multiple d’évaluation était de 17,0 x, alors que pour les sociétés à croissance élevée (c.-à-d. celles dont la croissance annuelle du chiffre d’affaires dépasse 30 %), il était de 28,1 x. En octobre 2022, ces deux multiples d’évaluation se négocient respectivement à 5,7 x et 8,1 x, ce qui signifie que l’évaluation finale des sociétés de logiciels a chuté d’environ 70 % dans l’ensemble. La hausse des taux d’intérêt a joué un rôle de premier plan dans ce changement impressionnant.

Selon l’inflexible loi des placements et des évaluations, une augmentation de 1 % des taux d’intérêt entraîne généralement une baisse de 15 à 20 % des évaluations[2]. Comme nous sommes passés d’un contexte confortable où les taux d’intérêt étaient presque nuls au contexte actuel où ils ont atteint 3,75 % en moins d’un an, les sociétés du secteur des technologies ont, en tant que catégorie de titres, été les plus durement touchées. Pourquoi ? Comme nous l’avons vu plus tôt au cours de cette série, les sociétés de technologie ont toujours utilisé des liquidités et accordé la priorité à la croissance de leur chiffre d’affaires au détriment de leur rentabilité. Sachant cela et compte tenu de la nature exponentielle des taux d’actualisation utilisés pour l’analyse des flux de trésorerie actualisés, les flux de trésorerie générés lors des derniers exercices sont très vulnérables aux fluctuations des taux et ont une plus grande incidence sur l’évaluation globale (surtout pour les sociétés qui ne sont pas encore rentables). Un dollar d’aujourd’hui vaut bien plus qu’un dollar promis dans huit ans, surtout lorsque les taux d’actualisation grimpent.

Les attentes à l’égard de l’inflation sont l’autre facteur macroéconomique clé à prendre en considération pour déterminer quelles sont les perspectives du marché. Lorsqu’il a été annoncé, en juin, que l’inflation avait battu un record datant de 40 ans, et au risque de mettre notre économie en récession, les banques centrales ont augmenté leurs taux d’intérêt pour juguler la demande, ce qui a fait augmenter le coût des hypothèques, des prêts pour l’acquisition d’automobiles, du crédit personnel et, dans l’ensemble, le coût de la vie. La Réserve fédérale des États-Unis étant vouée à contrer l’inflation, elle continuera de hausser les taux et donc de nuire aux évaluations des sociétés ouvertes du secteur des technologies, ce qui aura un effet d’entraînement en aval sur l’ensemble des actions du secteur privé.

Les investisseurs recherchant des titres assortis d’une notation croisée bousculent le marché

Au cours des 10 dernières années, les investisseurs qui achètent des titres de sociétés ouvertes ou privées du secteur des technologies ont géré un processus d’évaluation universellement harmonisé et prévisible. Celui-ci était fondé sur des facteurs macroéconomiques stables, une analyse approfondie des données comparables et des multiples et une compréhension globale des caractéristiques d’une société prête à recevoir des investissements à toutes les étapes de l’écosystème du capital-risque. Pendant la durée du marché haussier imprévisible, alors que les investisseurs recherchant des titres assortis d’une notation croisée injectaient leurs réserves de capital dans l’écosystème du capital-risque pour arbitrer l’écart des évaluations entre les sociétés ouvertes et privées en phase de capital, les évaluations sont devenues imprévisibles.

À la suite du premier repli du marché, en mars 2020, les actions de sociétés ouvertes du secteur des technologies ont été galvanisées par certains facteurs : la Réserve fédérale et la Banque du Canada ont brusquement réduit leurs taux presque à zéro, le gouvernement s’est lancé dans une campagne d’assouplissement quantitatif sans précédent, les investisseurs ont injecté des quantités de capitaux dans des actifs de croissance à la recherche de rendement et tout le monde s’est tourné vers les titres du secteur des technologies pour établir la nouvelle norme. Les sociétés ouvertes du secteur des technologies ont donc reçu de nouveaux capitaux d’investisseurs institutionnels et d’investisseurs particuliers, les paramètres de leur chiffre d’affaires (croissance des revenus, nombre de clients, etc.) ont augmenté de façon accélérée et elles ont obtenu des évaluations se chiffrant à 10 fois la valeur moyenne des cinq dernières années. Cette distorsion glorifiée et artificielle des évaluations a poussé de nombreuses sociétés privées du secteur des technologies en phase ultime de développement à se focaliser sur l’idée de devenir ouvertes et, comme les facteurs incitatifs étaient harmonisés entre les sociétés, les investisseurs et les banquiers, cela a réduit toutes les barrières à l’entrée dans les marchés publics.

Compte tenu du délai inhérent aux évaluations boursières pour atteindre les marchés privés, les investisseurs avertis en fonds de couverture (notations croisées) ont remarqué que l’écart d’évaluations entre les sociétés ouvertes et privées en phase de capital-risque tardif présentait une occasion de marché lucrative dont il valait la peine de profiter. Pour être plus précis, leur thèse était fondée sur une stratégie indicielle voulant que s’ils pouvaient déployer leur capital rapidement et à grande échelle dans les plus importantes sociétés du secteur des technologies destinées à un premier appel public à l’épargne (PAPE), leur portefeuille tirerait des gains considérables de l’écart d’évaluations. Les investisseurs recherchant des titres assortis d’une notation croisée, qui souhaitaient tirer parti de leurs points forts, en avaient deux sur lesquels ils ont doublement misé au cours des deux dernières années : ils disposaient d’une grande quantité de capital et pouvaient en recueillir davantage.

En s’infiltrant dans le marché des sociétés privées en phase de capital-risque tardif (et de celles ayant dépassé la phase du démarrage), les investisseurs recherchant des titres assortis d’une notation croisée ont bousculé le marché. En moins d’un an, ils sont parvenus à déployer une quantité record de capitaux dans un nombre record de sociétés, et ce, à un rythme sans précédent, à un tel point qu’au quatrième trimestre de 2021, Tiger Global, un important investisseur en fonds de couverture et en titres assortis d’une notation croisée, a réalisé en moyenne plus d’une opération par jour[3]. Comme les investisseurs en capital-risque remarquaient que certains des investisseurs les plus aguerris entraient dans leur secteur, déployaient de grandes quantités de capitaux sur des évaluations énormes et qu’au départ, ces opérations s’avéraient lucratives, le biais de confirmation est entré en action. Les investisseurs en capital-risque ont commencé à battre leurs propres records à la fois en matière de déploiement de capital et de collecte de fonds, et toute la méthodologie d’évaluation du marché privé s’est alignée sur une stratégie indicielle fondée sur un déploiement rapide du capital sur d’énormes évaluations. Ce qui était une méthode d’évaluation privée saine et universellement comprise est devenu une méthode fondée sur le principe “si j’achète pour x, quelqu’un achètera pour x+y” et cet effet d’entraînement s’est répercuté sur l’ensemble du spectre de l’investissement en capital-risque.

Il est vite devenu clair pour le marché que ces évaluationss reposaient sur un contexte macroéconomique unique dans l’histoire et, lorsque l’inflation a explosé, que des conflits géopolitiques ont éclaté, que les chaînes d’approvisionnement se sont brisées et que le pouvoir d’achat s’est détérioré, elles se sont toutes retrouvées exposées. Les évaluations des sociétés ouvertes sont revenues à la médiane des cinq années précédentes, les marchés des PAPE ont été entièrement paralysés et les marchés privés ont été envahis par un sentiment d’incertitude. Les investisseurs qui injectaient des quantités de fonds dans des sociétés fermées ayant atteint des évaluations d’un niveau historique ont constaté une importante chute de la valeur de tous leurs placements à chaque phase de croissance, et les grands investisseurs en titres assortis d’une notation croisée qui ont causé cette distorsion ont déclaré des pertes4 massives et complètement cessé de déployer des capitaux[5].

Les sociétés de tous les stades de développement sont touchées par cette dépréciation, mais elles sont toutes confrontées à des problèmes sous-jacents différents. Les sociétés en phase de capital-risque tardif, particulièrement celles qui ont atteint des sommets lors du pic des évaluations de 2021, ont été forcées de réduire leurs dépenses d’urgence pour gagner du temps et de baser leurs résultats sur la rentabilité et les flux de trésorerie disponibles afin de pouvoir contrôler leur propre destin en matière de financement et de ne pas dépendre de capitaux externes coûteux et fortement dilutifs. Les sociétés en démarrage, où les investisseurs prenaient le plus de risque en déployant des capitaux, doivent maintenant démontrer qu’elles ont accompli des progrès fondamentaux en ce qui concerne leurs produits, leurs technologies, leurs activités de commercialisation et leur échelle pour obtenir davantage de capitaux.

D’importantes marges bénéficiaires théoriques utilisées pour justifier les nouveaux fonds à grande capitalisation

Compte tenu de la liquidité du marché public et de la vigueur anormalement marquée du cycle macroéconomique des dernières années, les associés commanditaires et commandités ont également contribué aux sociétés privées du secteur des technologies en établissant un nombre record de fonds à grande capitalisation de plus de 250 M$ en 2021. Plus précisément, aux États-Unis seulement, 78, 45 et 22 fonds de capital-risque dont la capitalisation se situe entre 250 M$ et 500 M$, entre 500 M$ et 1 G$ et dépasse 1 G$ ont été lancés en 2021, soit une augmentation de 100 %, 137 % et 120 % par rapport à 2019 dans ces catégories respectives. Si l’on additionne les fonds de capital-risque amassés dans ces catégories, 45 milliards de dollars de fonds de grande capitalisation ont été amassés en 2019 contre 102 milliards de dollars en 2021, ce qui représente une augmentation de près de 130 % [6].

L’explosion historique des fonds à grande capitalisation en 2021 a eu deux effets secondaires principaux qui ont eu une incidence sur notre écosystème de capital privé : i) lorsque la quantité de capital engagé augmente, la vitesse de déploiement du capital doit augmenter, et ii) comme les fonds plus importants doivent rapporter plus de capital, les associés commandités sont incités à pousser les évaluations théoriques à la hausse afin de justifier les prochaines collectes de fonds et les attentes de rendement des associés commanditaires.

Pour mettre l’accent sur le premier de ces effets, prenons l’exemple du Vision Fund II de Softbank, fondé en 2019 avec 100 G$ US[7]. Celui-ci est structuré comme un fonds sur dix ans avec une période de placement typique de cinq ans, soit des investissements annuels de 20 G$, des investissements mensuels de plus de 1,6 G$ et des investissements hebdomadaires de plus de 400 M$. Avec un cycle de déploiement aussi exigeant, la qualité du contrôle diligent est sacrifiée par nécessité et le marché devient à la fois effervescent et, malheureusement, hautement spéculatif. Si l’on compare ce rythme à celui de 2022, il est tout à fait à l’opposé du seul placement que le Vision Fund II de Softbank a réalisé respectivement en août et en septembre[8].

La conséquence secondaire la plus importante de l’augmentation du nombre de fonds à grande capitalisation découle de la nature inhérente de la méthode de gestion du capital-risque, les marges bénéficiaires théoriques et le ratio de la valeur totale au capital versé étant la pierre angulaire du secteur. Quelle que soit la taille du fonds, tous les associés commandités mettent régulièrement à jour la valeur de leur fonds en utilisant le ratio de la valeur totale au capital versé pour indiquer l’évaluation globale de chacun de leurs placements. Théoriquement, il s’agit d’un baromètre qui sert à évaluer la capacité d’investissement des associés commandités et à permettre aux associés commandités de gérer les évaluations de leurs propres portefeuilles privés et leurs attentes en matière de rendement. Pour que les associés commandités aient la possibilité de lancer de prochains fonds une fois leur cycle de déploiement de cinq ans terminé, les ratios de la valeur totale au capital versé doivent se situer dans le quartile supérieur. Sachant cela, lorsque l’écosystème du capital-risque est inondé d’une quantité record de fonds à grande capitalisation et de capitaux d’associés commandités prêts à être déployés, les associés commandités doivent justifier des évaluations plus fréquentes et plus élevées pour attirer des investissements.

Par exemple, pour récupérer le capital initial d’un fonds de 100 000 $, il faudrait soit détenir 10 % d’une société évaluée à 1 milliard $, soit 25 % d’une société évaluée à 400 000 $, ce qui semble un objectif raisonnable pour un associé commandité expérimenté. Mais pour un fonds de 1 milliard de dollars, il faudrait détenir 10 % de dix sociétés d’une valeur de 1 milliard de dollars ou 25 % de dix sociétés valant 400 millions de dollars, et cela, simplement pour atteindre le seuil de rentabilité sur le capital du fonds (c.-à-d. sans tenir compte des frais, du taux de rendement minimal ou privilégié, du coût de portage, etc.). Le fait que cette dynamique du capital-risque ne peut pas tout simplement pas s’adapter à l’importance des fonds a été illustré au cours des quatre derniers trimestres consécutifs, les fonds en dollars US de moins de 250 M$ ayant nettement surpassés ceux qui ont une valeur plus importante dans l’ensemble du TRI commun[9].

Lorsqu’ils s’inscrivent pour gérer un fonds à grande capitalisation, les associés commandités sont obligés d’effectuer leurs placements dans des fonds de sociétés à grande capitalisation à des évaluations théoriques beaucoup plus élevées afin d’améliorer le ratio de la valeur totale au capital versé, dans l’espoir de procurer un solide rendement à leurs associés commanditaires (par l’intermédiaire de distributions réelles). Cette dynamique a, sans aucun doute, contribué à la chasse aux évaluationss de masse qui a eu lieu dans le cadre de notre marché haussier imprévisible.

Facteurs dissuasifs structurels relatifs aux tours de financement à la baisse dans le secteur privé

Comme nous l’avons indiqué plus tôt au cours de cette série, le parcours de croissance des sociétés du secteur des technologies consiste à utiliser les marchés du capital-risque et du capital-investissement pour accéder au capital nécessaire à la croissance. À partir de l’étape du prédémarrage ou du démarrage des sociétés et jusqu’à ce qu’elles soient cotées en bourse ou deviennent des sociétés autonomes établies, une hypothèse sous-jacente à l’écosystème de collecte de fonds privés veut que plus le tour de financement est avancé, plus l’évaluation soit importante. Pour être plus précis, au fur et à mesure que les sociétés croissent et effectuent des tours de financement, on s’attend à ce que leur valeur augmente. Cette hypothèse a établi une culture dans le cadre de laquelle les tours à la baisse (c.-à-d. lorsqu’une société est évaluée à un niveau inférieur à celui du tour précédent) sont perçus comme une façon négative et presque préjudiciable de faire affaire sur les marchés du capital-risque. Pourquoi ? Il y a plusieurs raisons à cela :

  • les investisseurs peuvent nuire à la réputation de leur fonds, aux flux d’opérations futurs et à leur capacité de recueillir des fonds auprès de nouveaux associés commanditaires.
  • les associés commanditaires actuels constatent que leur capital a diminué et les nouveaux arrivent à un moment où la société n’est pas en hausse, ce qui ne satisfait les membres d’aucun de ces deux groupes ;
  • les capitaux propres des fondateurs diminuent énormément (surtout en raison de dispositions anti-dilution préexistantes), ce qui les décourage et les laisse faire face à leur arbitrage risque-rendement ;
  • la rémunération fondée sur des actions ou des unités d’actions ordinaires des employés de la société diminue ou peut même cesser, ce qui a des répercussions sur la culture et le maintien de l’effectif ;
  • l’image de marque de la société à l’externe et sa perception sur le marché sont endommagées, ce qui a une incidence sur sa capacité à faire des affaires à l’avenir.

Au cours des deux dernières années, comme les investisseurs disposaient de quantités record de capitaux, les sociétés recevaient des évaluations formidables et tout prenait de la valeur. Comme la rapidité et l’importance des opérations éclipsaient le contrôle diligent (les investisseurs en titres assortis d’une notation croisée devenant les nouveaux chefs de file du marché privé), les sociétés ont pris l’habitude de recevoir des évaluations plus élevées et plus de capital chaque fois qu’elles se lançaient sur le marché.

Malheureusement, le fait est qu’au cours des deux dernières années, dans de nombreux cas, du capital a été investi dans des sociétés largement surévaluées simplement parce que le marché était fondé sur les évaluations plutôt que sur les bases de l’économie. Comme le marché du capital-risque fracassait tous les records, l’écosystème s’est concentré sur des mesures externes, comme la hausse de valeur potentielle de certains placements, le montant que le marché était prêt à payer pour une société et le nombre de licornes que l’on pouvait placer dans ses fonds. À l’inverse, étant donné le manque de temps consacré au contrôle diligent, les discussions sur la qualité des bénéfices, les bases de l’économie, les paramètres commerciaux et la création de valeur concurrentielle à long terme des sociétés n’étaient pas vues comme aussi prioritaires.

Si l’on se penche sur les 18 prochains mois, lorsque les sociétés qui ont atteint des sommets en 2021 se lanceront de nouveau sur le marché, les obstacles structurels qui incitent notre écosystème à ne pas accepter de tours de financement à la baisse justifiés par les bases de l’économie et le rendement des sociétés seront inévitablement mis à l’épreuve.

Perspectives sur les évaluations

Si l’inflation continue, cela entraînera une hausse supplémentaire des taux et une dégradation des évaluations

Bien que l’inflation soit de 7,7 % (É.-U.)[10] et de 6,9 % (Canada)[11] en octobre et que les banques centrales aient fait un pas dans la bonne direction pour la maîtriser, elle est encore bien loin de leur cible de 2 % et cela ne fera pas grand-chose pour rajuster les plans en matière de politiques monétaires et budgétaires. Comme la confiance des consommateurs est maintenant à son plus bas depuis février 2021 (et à l’un des points les plus bas jamais atteints)[12], les perspectives et les attentes du marché en ce qui concerne l’inflation, le chômage et le pouvoir d’achat mènent toutes à un résultat inévitable : une nouvelle augmentation des taux d’intérêt et un nouveau resserrement quantitatif. Comme la Réserve fédérale a annoncé qu’elle afficherait des taux d’intérêt d’environ 4,25 % et 5,0 %[13] à la fin de 2022 et 2023, les investisseurs peuvent anticiper le risque que les évaluations de sociétés de logiciels ouvertes et les évaluations subséquentes de sociétés de logiciels privées subissent des répercussions de l’ordre de 10 % à 15 % si l’inflation n’est pas maîtrisée. Et pour ce qui est des sociétés de logiciels qui ont grimpé lors du pic des multiples de février 2021, non seulement l’élaboration d’un plan pour retrouver leur évaluation précédente semble être une entreprise héroïque, mais elles doivent maintenant subir la dégradation des évaluations découlant de la politique monétaire serrée. N’oubliez pas que pour qu’une licorne puisse reprendre son essor et regagner son évaluation précédente après avoir subi des dommages de 70 % (jusqu’à 300 000 M$), il ne suffit pas de regagner ces 70 % (puisque cela ne ferait que 510 000 $). Pour retrouver son niveau de 1 G$, l’évaluation de la société doit plutôt connaître une croissance de plus de 230 % !

Les investisseurs établiront un processus sain pour l’ensemble des évaluations

En 2019, aux États-Unis, la taille moyenne des opérations de capital-risque relatives aux sociétés en pré-démarrage, en démarrage, ou à l’étape du capital-risque tardif était respectivement de 2,6 M$, 15 M$ et 29,1 M$. En 2021, ces chiffres étaient de 3,6 M$, 22,1 M$ et 52,1 M$[6]. Autrement dit, la taille moyenne des opérations de capital-risque aux États-Unis a respectivement augmenté de 37 %, 46 % et 79 % en deux ans seulement. De plus, en 2019, pour le même ensemble de données, les évaluations de préfinancement moyennes étaient de 8,8 M$, 63 M$ et 292 M$ alors qu’en 2021, ces chiffres étaient de 13 M$, 110,7 M$ et 677 M$, ce qui représente des augmentations respectives de 47 %, 76 % et 132 %[6].

La rupture qui a eu lieu au cours des deux dernières années tant sur le plan de la taille des opérations que sur celui des évaluations de préfinancement poussera maintenant les investisseurs à revenir à la moyenne quinquennale et à gérer les répartitions en lien beaucoup plus étroit avec les multiples des sociétés ouvertes (c.-à-d., pas plus de 200 fois les multiples de leur revenu annualisé). En particulier, alors que les investisseurs en titres assortis d’une notation croisée diminuent leurs placements en capital-risque et que les évaluations de sociétés privées sont rajustées (comme en témoignent les importantes baisses qui ont eu lieu récemment sur les trois fonds précédents de Tiger)[14], notre écosystème de capital-risque va rehausser les paramètres, les jalons et les exigences précises nécessaires pour recueillir du capital-risque et y accéder à chaque étape.

Sans accès à des tours internes ou de transition, les tours à la baisse se normaliseront dans l’ensemble du secteur du financement privé.

Si l’on comprend bien le rôle démesuré que les facteurs macroéconomies ont joué pour stimuler les évaluations des sociétés privées et ouvertes du secteur des technologies au cours des deux dernières années, le marché commence à se normaliser et les évaluations suivront. Pour les sociétés privées, ce changement entraînera de nombreux tours de financement à la baisse, surtout pour celles qui ne peuvent, avec leurs investisseurs actuels, ni profiter de tours internes ni de tours de transition assortis de réductions préférentielles ou de plafonds d’évaluation. Bien qu’Instacart et Stripe soient devenues les deux premières sociétés fermées dont l’évaluation ait été revue à la baisse 2022 (après une évaluation selon l’article 409A)[15,16], de nombreuses autres sociétés ont subi le même sort depuis. Au cours des derniers mois seulement, Kroll, un cabinet-conseil indépendant en évaluation, a indiqué avoir conseillé à plus de 50 % de ses clients à l’étape du capital-risque tardif et avant le PAPE de réduire leurs évaluations[17].

Plutôt que de voir uniquement les tours à la baisse comme négatifs (pour les sociétés qui ont pris leur essor pendant le marché haussier imprévisible), les investisseurs et le marché devraient les considérer comme un signe de progression de la société indiquant qu’en raison d’un examen plus rigoureux de l’ensemble de la répartition de fonds propres par les investisseurs et d’un contexte macroéconomique plus difficile, la société et son équipe sont demeurées résilientes en matière de mobilisation de capitaux. À l’avenir, les sociétés de notre écosystème qui ont connu des sommets en 2021 se classeront dans trois catégories : celles qui recommencent à recueillir des fonds avec un tour haussier ou neutre (les chefs de file), celles qui le font avec un tour à la baisse (celles qui se plient aux règles du jeu) et celles qui ne parviennent pas à recueillir de fonds et se replient (les escrocs macroéconomiques).

Comme les mesures d’évaluation des sociétés ouvertes se sont nettement inversées en 2022, les tours baissiers permettront aux sociétés en phase de capital-risque tardif d’apparier leurs évaluations à la valeur finale de sortie des marchés publics et de la repositionner en tant que vecteurs de liquidité viables. Et pour les sociétés qui doivent suivre un échéancier fixe avant de pouvoir avoir accès aux marchés publics, cela se traduira par de nombreux tours de PAPE baissiers au cours des 24 prochains mois. Malheureusement, cette possibilité ne sera offerte qu’aux sociétés à l’étape du capital-risque tardif qui peuvent soit i) devenir ouvertes alors qu’elles sont déjà rentables, soit ii) établir un plan pour atteindre la rentabilité de façon délibérée en deux trimestres. Lors d’une réunion d’investisseurs récente, Morgan Stanley a remarqué qu’à l’échelle mondiale, 88 % de ses investisseurs n’investiraient dans un PAPE d’une société en croissance du secteur des technologies que si, au moment du PAPE, celle-ci était rentable, au seuil de rentabilité ou qu’elle devait atteindre le seuil de rentabilité d’ici 0 à 6 trimestres[18]. Avec une croissance de 69 % des naissances de licorne (517) et de 147 % des tours de financement à grande capitalisation à l’échelle mondiale (1 556) par rapport à l’année précédente[6], on se souviendra de l’année 2021 comme de celle qui a déclenché la normalisation des tours à la baisse dans nos marchés des capitaux privés, ce qui ne pourra que renforcer notre écosystème à long terme.

Conclusion

Lorsqu’on examine le rendement du capital-risque au cours des 25 dernières années, le dernier millésime lors duquel notre écosystème a enregistré un TRI négatif et un ratio de la distribution au capital versé inférieur à 1,0 x à la fin du cycle de financement de 10 ans a été l’année 2002, juste après l’éclatement de la bulle dot.com, période où les évaluations avaient d’autres défis à surmonter[19]. Comme le rythme des évaluations a été faussé par les investisseurs en titres assortis d’une notation croisée et que l’abondance de capital déployé par des fonds à grande capitalisation a fait augmenter les prix d’entrée, il est probable que 2021 ne sera pas un millésime de forte performance pour le capital-risque.

Étant donné que le contexte macroéconomique qui s’annonce exercera une pression à la baisse supplémentaire sur les évaluations en raison de la hausse des taux d’intérêt, rétablira notre processus universel de financement pour le capital-risque et calmera l’ardeur des évaluations par des tours à la baisse justifiés, les investisseurs entreront dans la prochaine étape de notre période d’appétit pour le risque en axant leurs placements sur la crème de la crème des sociétés. Et, pour ma part, je me réjouis à l’idée de les imiter.

Restez à l’affût de la quatrième et dernière partie de la série au cours de la semaine du 28 novembre. Vous trouverez les deux premières parties ci-dessous :

References

  1. https://twitter.com/MacroAlf/status/1550254543883026433
  2. https://www.paddle.com/blog/saas-valuations-are-changing
  3. https://www.cbinsights.com/reports/CB-Insights_Venture-Report-2021.pdf
  4. https://techcrunch.com/2022/05/10/tiger-global-hit-by-17b-hedge-fund-losses-has-nearly-depleted-its-latest-vc-fund/
  5. https://pitchbook.com/news/articles/tiger-global-pumps-the-brakes-on-vc-deals
  6. https://pitchbook.com/news/reports/q2-2022-pitchbook-nvca-venture-monitor
  7. https://group.softbank/en/news/press/20190726
  8. https://asia.nikkei.com/Business/Business-Spotlight/SoftBank-adjusts-its-vision
  9. https://pitchbook.com/news/articles/are-bigger-vc-funds-better
  10. https://tradingeconomics.com/united-states/inflation-cpi
  11. https://tradingeconomics.com/canada/inflation-cpi
  12. https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-07-26/us-consumer-confidence-drops-to-lowest-since-february-2021#:~:text=US%20consumer%20confidence%20declined%20in,in%20June%2C%20data%20Tuesday%20showed
  13. https://www.bankrate.com/banking/federal-reserve/fomc-what-to-expect/
  14. https://www.theinformation.com/articles/tiger-global-slashes-value-of-private-tech-bets-by-billions-documents-show?utm_source=ti_app
  15. https://www.cnbc.com/2022/03/25/instacart-slashes-valuation-by-almost-40percent-to-24-billion-.html
  16. https://www.wsj.com/articles/stripe-cuts-internal-valuation-by-28-11657815625
  17. https://pitchbook.com/news/articles/valuations-409a-cuts-instacart-forecast
  18. https://twitter.com/glennsolomon/status/1561125169342517248/photo/1
  19. https://www.cambridgeassociates.com/wp-content/uploads/2020/02/WEB-2019-Q3-USVC-Benchmark-Book.pdf
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