Les changements soudains apportés à une partie constitutive d’un système complexe ont souvent des conséquences imprévues sur des parties apparemment non reliées de ce même système. Ce phénomène s’observe surtout dans l’économie moderne, où les autorités monétaires ont l’immense pouvoir de changer le système. Lorsque les banques centrales ont réduit les taux d’intérêt et procédé à un assouplissement quantitatif sans précédent dans la foulée de la pandémie de COVID-19, elles ont créé par inadvertance une bulle d’actifs technologiques.

Les acteurs économiques réagissent aux incitations. Cette simple déclaration est le fondement philosophique de la théorie économique moderne. C’est vrai pour les divers intervenants du marché, des modestes consommateurs aux institutions financières mondiales.

Au cours des deux dernières années, les autorités monétaires du monde entier ont bousculé les structures d’encouragement généralement stables.

À partir du début de 2020, la Réserve fédérale des États-Unis (Fed) et la Banque du Canada ont abaissé les taux d’intérêt et mis en œuvre des programmes d’assouplissement quantitatif d’une ampleur jamais vue.

Ces politiques ont fait pencher la balance en faveur des actifs privés et des actions de sociétés ouvertes du secteur de la technologie, car elles ont procuré aux investisseurs un afflux de capitaux à déployer avec une forte incitation à privilégier une surreprésentation. Récemment, la Fed et la Banque du Canada ont indiqué qu’elles commenceraient à retirer progressivement leur poids de la balance métaphorique. Ces annonces ont contribué à la correction des actions de sociétés technologiques ouvertes, laquelle se répercutera inévitablement sur les marchés privés dans les mois à venir.

La première partie de cette série d’articles a souligné le rôle des « anomalies macroéconomiques transitoires » dans le cycle de croissance des titres technologiques. Le graphique ci-dessous illustre la taille du bilan de la Banque du Canada au cours des 25 dernières années. Voyez-vous l’anomalie ?

Politique monétaire et assouplissement quantitatif

L’assouplissement quantitatif est un outil utilisé par les banques centrales pour stimuler l’activité économique quand la baisse des taux d’intérêt à court terme ne suffit pas à elle seule.

Il se traduit par l’achat par une banque centrale de grands volumes d’obligations d’État assorties de dates d’échéance éloignées sur le marché libre. Dans la pratique, l’expansion et la contraction des bilans des banques centrales dépendent principalement de l’achat et de la vente d’obligations d’État. Le fait de détenir des titres à revenu fixe comme des obligations allonge le bilan d’une banque centrale et libère des liquidités sur les marchés financiers. En revanche, un dessaisissement de titres à revenu fixe contracte le bilan d’une banque centrale et ôte des liquidités du système.

Lorsqu’une banque centrale achète des obligations sur le marché libre, cela accroît la demande et fait donc augmenter les prix. Comme les coupons des obligations restent invariables, cette activité exerce une pression à la baisse sur les rendements obligataires. Par conséquent, les obligations perdent de leur attrait aux yeux des investisseurs. Plus important encore, lorsqu’une banque centrale retire des obligations de la circulation, elle les remplace par des capitaux liquides. Ainsi, l’assouplissement quantitatif a pour effet immédiat sur les marchés financiers de créer un excès de liquidités tout en érodant la valeur des titres à revenu fixe de qualité supérieure, ce qui encourage une réaffectation des capitaux dans les actions et d’autres solutions de rechange.

En réponse à la pandémie et aux restrictions initiales en 2020, la Banque du Canada a lancé une campagne historique d’assouplissement quantitatif. À titre comparatif, la campagne d’assouplissement quantitatif de la Banque du Canada a éclipsé le programme concomitant de la Fed, bien que ce dernier ait naturellement fait l’objet d’une plus grande couverture et d’un examen plus approfondi.

Le bilan de la Fed a augmenté de 107 %, passant d’environ 4 200 milliards de dollars au début de la pandémie à plus de 8 700 milliards de dollars à la fin de 2021. Le bilan de la Banque du Canada a quant à lui augmenté de plus de 415 %, passant d’environ 120 milliards de dollars au début de la pandémie à 500 milliards de dollars à la fin de 2021.

En théorie – et à ce jour dans la pratique –, l’assouplissement quantitatif a une incidence disproportionnée sur le secteur de la technologie. Comme les programmes d’assouplissement quantitatif ciblent généralement les obligations à longue échéance, ils ont tendance à peser sur les rendements à long terme. Les obligations du Trésor américain à 10 ans et les obligations du gouvernement du Canada à 10 ans représentent l’option sans risque la plus appropriée pour actualiser les placements en capital-risque et les actions de sociétés technologiques ouvertes.

Les fonds de capital-risque ont généralement un cycle de vie de 10 ans et les sociétés technologiques ouvertes qui ne sont pas encore rentables s’attendent généralement à le devenir dans un horizon de 10 ans. Les entreprises du secteur de la technologie sont des organisations à croissance rapide et à forte consommation d’argent qui ne généreront des flux de trésorerie disponibles que dans un avenir lointain. C’est pourquoi elles sont disproportionnellement touchées par les variations des taux d’intérêt.

À la fin de 2018, les rendements des obligations américaines et canadiennes à 10 ans s’établissaient respectivement à 2,8 % et à 2,0 %. Vers le milieu de 2020, les rendements des obligations américaines avaient chuté à environ 0,58 % et ceux des obligations canadiennes, à aussi peu que 0,43 %. En prenant les rendements des obligations américaines comme référence, si une société technologique (à n’importe quel moment) s’attendait à générer 1,00 $ en flux de trésorerie disponibles dans 10 ans, ce dollar aurait valu environ 0,75 $ pour les investisseurs en 2019 et 0,95 $ à la mi-2020. Autrement dit, pris isolément, l’assouplissement quantitatif aurait gonflé la valeur intrinsèque de cet archétype de société technologique de plus de 33 %.

Abstraction faite des mathématiques, il convient de se rappeler que les acteurs économiques répondent simplement aux incitations, et qu’en économie, la réalité s’écarte souvent de la théorie. Pensez aux obligations comme solution de rechange sans risque aux actions du secteur de la technologie. Si cette option ne génère que des rendements annualisés de 0,5 %, les investisseurs sont incités à investir dans la technologie. Cependant, à mesure que les rendements sans risque augmentent, l’encouragement se détourne des actions pour aller vers les titres à revenu fixe. Habituellement, les marchés ne s’effondrent ni ne s’envolent violemment. Il arrive toutefois souvent que leur trajectoire soit déformée ou modifiée de façon à produire des résultats très divergents à long terme. En règle générale, les gestionnaires d’actifs institutionnels sont plus au fait de la théorie économique et ont l’envergure nécessaire pour faire bouger les marchés. Quelque chose d’aussi banal que la modification du taux d’actualisation dans un modèle de valorisation peut déclencher une réaffectation des actifs susceptible de changer complètement un écosystème autrement invariable.

Politique monétaire après la pandémie

La trajectoire macroéconomique précise reste incertaine. Si l’inflation récente est effectivement transitoire et principalement attribuable aux tensions sur l’approvisionnement, la contraction du bilan à petite échelle de la part de la Banque du Canada et les hausses de taux prévues pourraient ramener les rendements aux niveaux stables d’avant la pandémie. À mon avis, c’est le scénario le plus probable. Avant l’assouplissement quantitatif, les rendements des obligations à 10 ans oscillaient entre 1,5 % et 2,5 %. Aujourd’hui, les rendements des obligations américaines et canadiennes s’établissent à environ 2,0 % et 1,7 % respectivement, le marché ayant pris en compte le fait que les banques centrales envisageaient de relever les taux et de vendre des obligations. Si le bilan de la Banque du Canada revient à ses niveaux d’avant la pandémie et que les rendements à long terme se maintiennent, le pire est vraisemblablement passé en ce qui concerne la correction des actions de sociétés ouvertes, mais les répercussions se font encore ressentir sur les marchés privés.

À l’inverse, les autorités monétaires ont constamment sous-estimé la poussée de l’inflation au cours des derniers mois. En janvier, l’indice des prix à la consommation (IPC) des États-Unis a progressé plus rapidement que prévu, atteignant un sommet en 40 ans. Si l’inflation se révèle durable et systémique, la Banque du Canada sera alors forcée d’augmenter les taux de manière plus dynamique et de vendre rapidement ses actifs à revenu fixe afin de retirer des liquidités des marchés financiers. Dans cette éventualité, les pressions exercées sur le secteur de la technologie et de l’innovation au Canada pourraient devenir insoutenables, le marché étant aux prises avec la chute des valorisations des entreprises en démarrage qui consomment beaucoup d’argent.

Quoi qu’il en soit, le fait est que nous sommes en train de passer d’un environnement d’expansion monétaire sans précédent à un environnement de contraction monétaire tout aussi inusité. Or, la prudence nous oblige à prendre des mesures concrètes en prévision de ces changements macroéconomiques.

Pour les investisseurs, cela signifie de se concentrer de nouveau sur les fondamentaux des entreprises et de faire preuve d’une grande rigueur dans l’affectation des capitaux. La croissance est importante pour les entreprises technologiques, mais des données secondaires comme la marge brute des ventes et le coût d’acquisition de la clientèle sont indispensables dans un paradigme monétaire de contraction.

La marge brute des ventes donne en fait une indication de la qualité de la croissance et des revenus d’une entreprise, bien que de nombreux investisseurs soient perplexes lorsqu’il s’agit d’économie unitaire. Une marge brute des ventes faible devrait jeter un doute sur la viabilité de la croissance et de la valorisation d’une société, et une marge brute des ventes négative (un cas étonnement courant dans un marché en effervescence) condamne cette viabilité. À l’opposé, une solide marge brute des ventes témoigne de la résilience d’une entreprise et de sa capacité à s’adapter afin de surmonter les chocs macroéconomiques.

Combiné au taux d’attrition, le coût d’acquisition de la clientèle est un indicateur important de l’adéquation entre les produits et le marché. Si le coût d’acquisition de la clientèle est trop élevé (c’est-à-dire si une société doit dépenser des sommes excessives pour acquérir de nouveaux clients), il est possible que la demande à l’égard des produits offerts soit minime ou que le marché sur lequel les produits sont commercialisés soit saturé. Par ailleurs, un coût d’acquisition de la clientèle bas sous-entend que l’entreprise peut soutenir efficacement sa croissance, pendant que ses homologues au coût d’acquisition de la clientèle élevé font du sur place faute de capitaux accessibles. Habituellement, les investisseurs examinent le coût d’acquisition de la clientèle dans le contexte de la durée de vie d’un client type, qui comprend une analyse de l’attrition. Cependant, lorsque les conditions macroéconomiques sont défavorables, une analyse du coût d’acquisition de la clientèle pris isolément peut être plus appropriée pour évaluer la capacité d’une entreprise à maintenir son élan si son accès aux marchés des capitaux diminue.

Bien que les investisseurs puissent prendre des mesures concrètes pour atténuer la volatilité, la politique budgétaire a un rôle important à jouer pour compenser tout repli soudain des perspectives monétaires. Sur cette base, il existe un argument contracyclique convaincant en faveur d’une expansion de l’Initiative de catalyse du capital de risque (ICCR) à venir dont nous avons parlé dans la deuxième partie de cette série. En augmentant les attributions au titre de l’ICCR, le gouvernement fédéral peut contrer de façon prophylactique tout choc important touchant l’écosystème canadien de l’innovation causé involontairement par les autorités monétaires.

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